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domingo, 23 de septiembre de 2018

La philosophie dans le boudoir


                                                           Alberto Julián Pérez ©
                  

            Ana Maria Robles a vingt-huit ans, elle est mariée à Juan Carlos Salvatierra. Ils habitent dans le Barrio Norte, au croisement d’Arenales et Talcahuano. Juan Carlos est plus âgé qu’elle. Il dit avoir cinquante-cinq ans, mais Ana Maria le soupçonne d’avoir truqué sa carte d’identité. Il frise plutôt soixante. C’est un homme riche qui aime les jeunes femmes. Il s’habille bien, il va tous les deux jours à la salle de sport. Il est sympathique et en forme pour son âge. Il a fait fortune dans l’immobilier. Les mauvaises langues disent que pendant la dictature il a aidé les militaires à mettre sur le marché les propriétés volées à leurs victimes en falsifiant des documents.
Dans le Barrio Norte on parle beaucoup de Juan Carlos. De grandes fortunes y vivent, propriétaires terriens et industriels. On ignore d’où Juan Carlos tire sa richesse. On sait qu’il était pauvre quand il était jeune. Il vient de Rosario et son père était ouvrier au frigorifique Swift. Il a fait quelques années de droit mais il n’a jamais fini les études. Il s’est cependant très bien servi de ce qu’il a appris. C’est un homme intelligent et un bon lecteur. Il a dans son appartement une pièce consacrée à sa bibliothèque, avec plusieurs centaines de livres. Ils ne sont pas là pour décorer, dit-il, les a tous lus, du premier au dernier. On le traite de décadent, on lui attribue des relations perverses de toute sorte. Personne ne le connait bien.
            Juan Carlos est un homme complexe. Il s’est marié deux fois et n’a pas eu d’enfants. Son nouveau mariage est une libération pour lui, il est profondément amoureux. Ana Maria n’est pas une oie blanche. Comme Juan Carlos, elle est d’origine modeste. Elle a grandi dans la banlieue ouest de Buenos Aires, à Moron. Son père avait une menuiserie. Elle n’a pas voulu faire d’études. C’est une femme belle et sensuelle. Une déesse du sexe. Son intelligence s’éveille au lit. Elle est infatigable et insatiable. Elle et Juan Carlos passent leurs nuits sans dormir, à faire l’amour et discuter. Elle a un grand sens de l’humour. Ils aiment regarder ensemble des films étrangers. Juan Carlos en sait beaucoup sur le cinéma et il a décidé d’éduquer sa femme. Quand le film fini, Ana Maria lui saute dessus et le mène à l’extase. Il est comblé et terrorisé à l’idée que ce bonheur puisse un jour prendre fin.
            Elle éveille le désir des hommes et a eu beaucoup d’amants. Elle est au centre des tous les regards. On envie profondément Juan Carlos. Comme tout le monde s’imagine, elle l’a épousé pour son argent mais à sa façon elle est heureuse. Elle se sent bien avec Juan. Carlos. C’est une commère, elle adore les histoires de sexe. Avec sa meilleure amie Marita Rosello elle sort boire des verres aux comptoirs des bars de Barrio Norte. Marita est l’amante d’un jeune physicien culturiste, son voisin, qui vit avec une entrepreneuse plus âgée que lui. Dans le Barrio Norte, il y a beaucoup de relations comme celle-là. Intéressées. Le jeune homme est bien monté, Marita lui décrit dans les moindres détails leurs relations sexuelles.
Ana Maria lui raconte comment ça se passe avec son mari. Sa vie sexuelle avec lui n’est pas mauvaise. Juan Carlos est un homme passionné. Elle admire par-dessus toute sa culture. Elle aime l’écouter parler de livres et de voyages. Il connait plein de choses. Il ne lui parle pas beaucoup de ses affaires, elle a l’impression que le monde du business l’ennuie un peu. Il délègue tout ce qu’il peut à ses subordonnés, concrétise ses opérations au téléphone, dans des dîners et des conversations de café. Il suit ses affaires sur son ordinateur. Ce qui compte c’est d’avoir des contacts et Juan Carlos est un psychologue né et un homme d’une grande vivacité. Il a toujours une longueur d’avance sur les autres.
            Ana Maria confie à son amie ses aventures extra-conjugales. Elle voit régulièrement deux jeunes hommes du quartier. Ils sont riches. L’un a des chevaux et joue au polo. Les deux lui plaisent et un jour elle les a réunis. Ils ont passé l’après-midi à faire l’amour. Marita lui demande si son époux est au courant. Elle lui dit qu’elle pense qu’il s’en doute, mais qu’il fait comme s’il n’en savait rien. C’est un homme du monde, il est âgé et il sait qu’il ne peut pas l’avoir pour lui seul. Il n’est pas attirant, à peine plus grand qu’elle et n’en n’a pas une grande, alors que ce qui lui plait, c’est les hommes jeunes, forts et bien montés.
            Elle ne s’est pas trompée, Juan Carlos non seulement se doute que sa femme a des relations avec d’autres hommes, mais encore il en est sûr. Il voit bien qu’elle est trop jeune pour lui. Elle pourrait être sa fille. Ses connaissances lui racontent qu’on l’a vue accompagnée dans les bars du coin, on lui laisse entendre qu’elle drague des types. Il a de son côté des horaires très irréguliers. Il reste souvent au bureau à lire. Il aime lire de tout. Les philosophes français, les romanciers américains, les poètes hispano-américains. Il en sait beaucoup sur la littérature argentine, il connait bien l’oeuvre de Borges, de Sabato, de Cortazar, de Saer. Il aime Aira et Pauls. Il admire l’oeuvre journalistique de Walsh. Il lit aussi l’Histoire et pense que José Luis Romero est l’historien argentin qui écrit le mieux. La littérature française est sa préférée et ses auteurs favoris sont Voltaire et le Marquis de Sade. Il aime les contes de Voltaire et ses essais philosophiques. Il admire tous les penseurs des Lumières. Il dit qu’ils sont les pères de la modernité : Voltaire, Diderot, Montesquieu, de Tocqueville. Rousseau l’intéresse moins. Il n’aime pas ceux qui ont une haute idée d’eux-mêmes (il fait une exception pour Sarmiento, parce que sa prose lui parait excellente et son intelligence dépasse les attentes de n’importe quel lecteur). En ce qui concerne le Marquis de Sade, il le tient pour un patron de la liberté. Il a lu sa biographie. Le Marquis a souffert des horreurs. Il a passé trente ans emprisonné et a écrit la majorité de ses livres en prison. Son oeuvre est l’apothéose de la perversité sexuelle. Elle a été écrite par un moraliste qui répudiait les préjugés de son temps. La société a éloigné l’homme de lui-même. Le Marquis était un grand égoïste, mais à raison. Il enseigne à plonger dans l’abjection pour se libérer. La morale hypocrite est une camisole de force, la société invente sans cesse de nouvelles restrictions, elle cherche à rendre la vie complètement prévisible. Les gens meurent de lassitude et d’ennui, ils ont besoin de sexe et de vengeance. Le libertinage. Être libre contre les autres.
            Il prend plaisir à lire le Marquis. Ses histoires sont d’une pornographie parfaite. Son livre préféré est La philosophie dans le boudoir, qui combine la philosophie avec les relations perverses. Il passe des heures dans son bureau, à lire et à méditer sur son oeuvre. Il pense à sa situation avec sa femme et se dit qu’il doit la laisser libre. Il est jaloux mais il sait que s’il la surveille, il la perdra. Il est profondément amoureux d’elle, sa femme l’obsède. Et pour lui Ana Maria est surtout sur sexe. Elle n’a pas d’autres qualités particulières, mais sa sexualité est parfaite, le centre du monde. 
            Certains jours elle ne rentre pas à l’appartement. Elle l’appelle et lui dit qu’elle va chez sa mère à Moron. Elle revient réjouie le jour suivant. Une fois elle a disparu deux jours. Il lui a téléphoné mais son portable était éteint. Il n’a pas osé demander à sa mère. Il savait ce que ça voulait dire. S’il faisait un scandale elle pourrait l’abandonner. C’est le prix à payer pour avoir le meilleur sexe de Buenos Aires. Combien d’hommes de son âge pourraient dire la même chose? Quand elle revient elle est excitée, ils couchent sans s’arrêter jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus.
            Par la suite, il a pensé que le mieux serait de parler ouvertement de la situation. Mais il a eu peur de le faire. Elle pourrait le prendre à la légère. Cherchant une autre option, il s’est dit que, comme elle aime les types grands et beaux garçons, une solution serait d’embaucher un chauffeur beau et athlétique. C’est sûr qu’elle s’entendrait avec lui. Ana Maria aime le faire cocu, ça la fait se sentir supérieure. De cette manière il éviterait qu’elle sorte pour draguer, dans les bars, en courant des risques. La rue est pleine de gens violents. Il a peur qu’un jour la police l’appelle et lui dise qu’il lui est arrivé un malheur. Si elle s’arrangeait avec le chauffeur, elle serait en sécurité. Le chauffeur serait son employé, il ferait ce que Juan Carlos lui dirait. Tout se passerait sous son toit.
            Juan Carlos s’est mis à prêter attention aux types de la salle de sport, pour voir si l’un d’eux ferait l’affaire. Beaucoup de videurs la fréquentent. Il les trouve beaucoup trop musclés. Il ne sait pas si un homme comme ça plairait à sa femme. Que de la gonflette. Dans le vestiaire les hommes se changent après la séance de sport. Il a repéré un jeune homme grand, brun, l’air placide. Il a vu qu’il est bien monté. Il l’a bien observé et il lui semble que c’est le genre d’homme qui plairait à Ana Maria. Il s’approche de lui et entame la conversation. Il lui demande ce qu’il fait dans la vie. L’autre répond qu’il est vendeur de chaussures. Employé à temps partiel. Il travaillait dans une compagnie d’assurance, mais il a eu des problèmes et s’est fait licencier. Il lui demande s’il sait conduire. L’autre répond oui. Il lui dit qu’il a un travail à lui proposer. Il a besoin d’un chauffeur et le travail exige une personne disposant de certaines conditions physiques. Le chauffeur devra être aussi garde du corps et vigile. Le jeune homme lui dit que c’est dans ses compétences : il pratique le karaté. Juan Carlos lui propose un salaire généreux, pour le faire accepter. Plus que sa sécurité, celle de sa femme l’importe. Ils n’ont pas d’enfants, elle est belle, jeune et des gens le détestent et pourraient chercher à faire du mal à sa femme. Ils se mettent d’accord et le lendemain Juan Carlos le reçoit dans son appartement et il lui montre le garage où il a plusieurs voitures. Adrian, le chauffeur et garde du corps, conduira la BMW, la voiture préférée de sa femme. Puis il appelle son comptable et lui dit de mettre son nouveau chauffeur sur la liste des salaires et de lui faciliter une avance d’argent s’il en a besoin : c’est son homme de confiance.
            Adrian fait bien son travail. C’est un jeune homme tranquille, sa personnalité ressemble assez à celle d’Ana Maria. Il la conduit où elle veut, ils vont au country du Jockey Club, faire du jogging à Palermo, aux galeries commerciales et voir son amie Marita, qui a déménagé dans un quartier sécurisé à San Isidro, où elle vit avec un banquier. Il l’emmène aussi à Moron pour rendre visite à sa mère qui n’a jamais voulu quitter le quartier.
La relation entre Adrian et Ana Maria évolue rapidement. Ils passent de la bonne entente aux frôlements et finissent à l’hôtel. Adrian est un passionné comme elle. Ils ont des relations sexuelles taquines et baroques, il fait tout ce qui plait à Ana Maria. Il embrasse très bien, adore la caresser. Il apprécie le sexe vaginal et anal dans toutes les positions. Il se régale en lui léchant le vagin et elle lui rend le plaisir en suçant son sexe. Ils adorent regarder leur reflet dans les miroirs de la chambre pendant qu’ils font l’amour. Quand ils se sentent un peu fatigués ils se mettent devant un film porno qui fait très vite renaître leur excitation. Après ces après-midis, elle est aux anges, ressourcée. Ils choisissent les motels qu’ils fréquentent presque quotidiennement en fonction de la décoration des chambres.
            Elle est heureuse, elle a les yeux brillants et la peau lustrée. Juan Carlos l’a remarqué en rentrant du bureau: sa femme a entamé une liaison avec Adrian. Quand elle revient à l’appartement après avoir été avec lui, elle l’enlace et lui caresse les cheveux. Ses seins sont durs. Elle ne lui laisse pas le temps de finir de dîner, elle l’embrasse, pose sa main sur son pantalon et l’emmène dans la chambre où elle s’abandonne aux orgasmes. Les après-midis passés avec Adrien augmentent son désir. Juan Carlos est satisfait, elle est faite ainsi et c’est pour cela qu’il l’aime. 
            Quand Adrian vient à l’appartement pour chercher ou laisser Ana Maria, Juan Carlos se sent mal à l’aise. Cet homme a fait l’amour à sa femme ou prévoit de passer la journée à l’hôtel avec elle. Comment ne pas être jaloux : il est riche, admiré, mais il ne peut pas être jeune et attirant comme Adrian. Il a provoqué la relation et maintenant il en pait le prix. Il le fait pour sa femme mais il souffre de cette situation cruelle.
            Les jours passant, ses sentiments évoluent. L’envie s’est transformée en curiosité. Il se demande comment Adrian est au lit avec sa femme. Il regarde le corps du jeune homme et reconnait qu’il est beau : il a envie de le voir faire l’amour à sa femme.
            Il dit à Ana Maria qu’il sait tout. Elle nie dans un premier temps, mais finit par reconnaitre les faits. Il dit qu’il la comprend, c’est une passionnée et lui est âgé, c’est peut-être mieux ainsi. Le lendemain, quand le chauffeur arrive, Juan Carlos le fait entrer dans le salon. Il lui dit qu’il est au courant de ce qui se passe entre lui et sa femme. Adrian n’ose pas le regarder en face. Juan Carlos, se montrant compréhensif, lui met la main sur l’épaule. « Ce qu’on fait par désir et par amour est humain », dit-il, « la nature nous fait sentir de l’attirance pour les autres ». C’est une phrase ronflante et intellectuelle, mais le jeune homme lui jette un regard reconnaissant. Juan Carlos dit qu’ils sont tous les trois amis, qu’ils ont de bons sentiments et que si sa femme se sent bien, lui aussi, il n’a rien à redire. Alors Adrien le regarde, mal à l’aise. Le jeune homme se sent coupable. Juan Carlos part lire dans son bureau, Ana Maria et Adrian sortent.
            Plus tard, Juan Carlos dit à sa femme que le moment le plus difficile est passé. Maintenant qu’ils sont amis, ils n’ont plus besoin de se cacher. Le mieux serait qu’une fois ils soient les trois ensembles, il aimerait être présent quand ils font l’amour.  Ils se mettent d’accord, si bien qu’une après-midi, dans la chambre de l’appartement, Ana Maria et Adrian se déshabillent et commencent à s’embrasser et se caresser. Juan Carlos reste debout sur un côté et il observe avec intérêt, excité. Elle est d’abord peu expressive, mais elle révèle ensuite son érotisme. Adrian se comporte naturellement, comme un homme expérimenté. Juan Carlos se met nu, il s’approche du lit et les caresse. Il embrasse sa femme puis il caresse la joue d’Adrian. Ana Maria et Adrian s’enlacent et font l’amour. Ils atteignent l’orgasme et s’allongent dans le lit pour se reposer.
            Ils rejouent la scène le jour suivant. Adrian est arrivé dans l’après-midi à l’appartement, Juan Carlos était dans son bureau. Ana Maria l’a reçu, ils ont discuté, bu un verre, ensuite ils sont allés dans la chambre. Juan Carlos entre peu après. Cette fois il ose participer, il baise le sexe de sa femme avec passion, puis il caresse le membre d’Adrian et le guide jusqu’au vagin. Après qu’il l’a pénétrée il les sépare et ils le laissent faire. Il introduit encore sa langue dans le vagin de sa femme, il frotte le sexe d’Adrian et l’appuie contre ses propres fesses. Il sent qu’Adrian est très excité et joue avec son anus. Sa femme ne dit rien. Adrian essaie de le pénétrer. Ça lui fait mal. Le jeune homme met de la vaseline et il réussit à lui enfoncer son sexe. Ça lui fait très mal. Il n’a pas eu beaucoup d’expériences avec des hommes. Il ressent du plaisir. Il pense au Marquis de Sade. Sa femme est de plus en plus excitée par la situation. Il continue à lui introduire sa langue dans le vagin. Finalement, ils jouissent les trois en même temps. En signe de reconnaissance ils se touchent les mains. Ils se séparent et se mettent à sourire, puis ils rient ouvertement. Ils ont atteint quelque chose auquel ils ne s’attendaient pas: ils se sentent libérés. Juan Carlos leur dit qu’il voudrait qu’ils soient amis. Leur relation est trop pragmatique, il cherche autre chose mais il ignore quoi. Il leur offre son amitié.
            Ils ont commencé à sortir tous les trois. Ils vont au restaurant, au théâtre, à des concerts. Juan Carlos ne s’est pas rendu au travail pendant plusieurs jours puis une après-midi il est apparu au bureau avec Ana Maria et Adrian. Ses employés ont remarqué qu’il se passait quelque chose d’étrange et ont échangé des regards moqueurs. Juan Carlos s’en est aperçu et ça lui est égal, il ne se préoccupe pas de ce qu’on pourrait penser de lui. Il se sent libre, il commence à comprendre Sade, quand il parlait de libertinage.
            Juan Carlos leur confie à sa femme et Adrian qu’il les aime beaucoup, ils sont uniques. Il sait qu’il est un homme âgé, il a cinquante-cinq ans et eux n’ont pas atteint la trentaine. Il pense à leur avenir, il voudrait qu’ils ne manquent de rien, même quand il ne sera plus là. Ils lui demandent de ne parler de ça, il a encore du temps devant lui. Juan Carlos leur dit qu’il vaut mieux prévenir, l’argent ne fait pas tout, mais sans lui on est à la merci des autres.
            Ce dialogue met mal à l’aise Ana Maria. C’est elle l’épouse, elle ne comprend pas pourquoi il inclut Adrian dans ce genre de conversations. La relation entre Adrian et Juan Carlos évolue et elle n’aime pas qu’ils couchent ensemble ni qu’Adrian sodomise Juan Carlos. Elle est possessive et c’est normal qu’elle soit jalouse, Juan Carlos est son mari. Il a fait beaucoup pour elle et elle lui en est reconnaissante. Elle veut que personne ne se serve ou profite de lui. Elle aurait préféré que tout ça reste secret. Elle aime tromper les hommes, avoir plusieurs amants, sans que les autres ne le sachent. Elle sent qu’elle a perdu le contrôle de la situation présente et que son mari dirige tout.
            Juan Carlos leur propose de prendre une semaine de vacances et partir tous ensemble au casino de Mar del Plata. Elle n’aime pas jouer mais elle dit qu’elle les accompagnera. Ils logent à l’hôtel du casino. On est en basse saison, la plupart des clients de l’hôtel sont des joueurs réguliers, des clients du casino, des passionnés du jeu qui dépensent leur argent sans compter. Ce sont principalement des hommes qui passent toute la journée au casino. Juan Carlos et Adrian aiment le baccara, le poker et la roulette. Ana Maria enfile de magnifiques robes longues et des bijoux chers et reste assise dans la salle du casino pendant qu’ils jouent. Elle est hautaine, tous l’admirent.
            Elle dit à Juan Carlos et Adrian qu’elle s’ennuie. Elle ira boire un verre au bar de l’hôtel et marcher un peu dans la ville. Qu’ils ne s’inquiètent pas et continuent à jouer. Juan Carlos s’excuse: ils sont tellement pris par le jeu qu’ils sont incapables de s’arrêter. Ils perdent, évidemment, mais ça leur est égal.
Elle va au bar de l’hôtel et commande un cocktail. Les gens du bar lui semblent intéressants, elle les observe attentivement. Il y a peu de jeunes, la moyenne d’âge est de quarante ans. Ils sont bien habillés et on voit qu’ils ont de l’argent. On croise peu de couples. Deux jeunes femmes, très voyantes, s’assoient au bar. À vingt-trois heures un homme d’une quarantaine d’années l’accoste. Il lui paie un verre, ils discutent et rient. Elle le trouve attirant, ses quelques rides sont érotiques. L’homme lui dit qu’il est sportif et qu’il aime naviguer, il la regarde avec sensualité et met la main sur sa hanche. Il l’invite dans sa chambre et elle accepte.
Ils font l’amour passionnément, l’homme lui plait beaucoup. Le temps passe sans qu’elle ne s’en rende compte. Elle s’abandonne aux orgasmes. Soudain elle regarde l’heure : il est trois heures du matin. Elle pense que son mari retournera à la chambre et qu’il aura peur s’il ne l’y trouve pas. Elle dit à l’homme qu’elle doit partir et pendant qu’elle s’habille, elle voit que l’homme se lève et qu’il met quelque chose dans son sac à main. Elle lui donne un baiser d’au revoir et part. Elle entre dans sa chambre qu’elle trouve vide. Son mari et Adrian jouent encore. Elle fouille dans son sac et trouve la généreuse somme d’argent laissée par l’homme avec qui elle a couché. Elle comprend qu’il l’a prise pour une pute ou une « accompagnatrice » VIP. La situation l’amuse. Elle range l’argent. Elle l’a gagné en travaillant, se dit-elle. Ça la fait rire.
            Le lendemain ils sortent tous les trois marcher sur la plage. Ils décident de déjeuner au port où ils mangent des fruits de mer et boivent un excellent vin. Après manger ils rentrent à l’hôtel et Juan Carlos et Adrian vont au casino. Elle reste dans la chambre avec une idée derrière la tête. Elle met une robe rouge moulante et elle descend au bar, superbe. Un homme l’accoste bientôt, il lui dit qu’il voudrait monter avec elle dans sa chambre. Elle répond qu’il faut payer et l’homme accepte. Ils font l’amour pendant deux heures. L’homme lui paie la somme convenue et elle retourne dans sa chambre. Elle range l’argent, se douche et change de tenue. Elle enfile une robe noire très décolletée, retourne au bar, monte avec un autre homme. Celui-ci est très satisfait de son « service » et la paie plus que ce qu’elle a demandé. C’est une femme splendide, lui dit-il. Ana Maria se sent flattée et heureuse, elle retourne dans sa chambre ranger l’argent et se laver. Puis redescend au bar. Elle trouve un troisième client. Celui-ci est plus jeune et fort, il a un grand membre et veut la sodomiser. Elle refuse, mais il double la somme et elle accepte. Après ça elle décide d’aller dormir, elle est épuisée. L’expérience lui a plu, elle se sent bien. Juan Carlos et Adrian ne sont pas encore rentrés. Elle range soigneusement tout l’argent et se couche.
            Il est midi passé quand ils se réveillent. Adrian s’approche du lit et l’embrasse. Il lui monte dessus et lui fait l’amour. Son mari, dans le lit d’à côté, regarde. Quand Adrian termine, son mari vient. Elle se sent un peu fatiguée par le manège de la veille mais elle ne dit rien, elle se laisse faire et fait semblant de jouir. Elle ne veut pas qu’ils se rendent compte de quelque chose.
            Ils sont de retour à l’hôtel, après une promenade et un repas en ville. Adrian et Juan, obsédés par le jeu, sont au casino. Elle descend au bar et elle remarque un groupe de trois hommes d’affaires, la quarantaine, qui la regardent. Elle est splendide. Ils s’approchent et s’assoient pour discuter avec elle. Ils lui proposent de monter tous ensemble dans une chambre, elle accepte et une fois dans la chambre, ils lui disent qu’ils veulent le faire tous les trois avec elle. Ils se mettent d’accord sur le prix. Ils se déshabillent, boivent du champagne et dansent. Les trois lui font l’amour, d’abord l’un après l’autre puis en même temps. Elle se sent la femme la plus aimée du monde. La nuit, fatiguée, elle retourne dans sa chambre pour dormir. Elle ouvre la porte et entend des bruits. Elle allume la lumière et surprend Juan Carlos et Adrian au lit: ils sont nus en train de faire l’amour. Adrian est au-dessus de son mari. Elle est contrariée, ils ne lui avaient pas dit qu’ils faisaient l’amour sans elle. Elle se sent mise à l’écart, elle a peur de ne plus plaire à son mari. Et s’il devenait homosexuel? Ils lui disent qu’ils plaisantaient et que c’est la première fois que ça arrivait. Elle ne les croit pas. Amère, cette nuit-là elle raconte à Juan Carlos ses aventures des jours précédents avec les hommes qu’elle a dragués au bar. Elle lui dit que cette après-midi elle participé à une orgie, elle a été avec trois hommes en même temps. Elle pensait que Juan Carlos allait se fâcher et stopper tout ça ou lui demander de ne plus recommencer. Mais Juan Carlos n’est même pas contrarié et il va jusqu’à lui dire que ça lui semble à un jeu intéressant. Pourquoi ils ne la paieraient pas ? Le sexe peut être un métier. Adrian acquiesce.
Ils ont prévu que le lendemain elle devra aller au bar, chercher les trois hommes et les inviter à monter avec elle. Juan Carlos et Adrian seront dans la chambre quand ils rentreront. Elle a agi comme prévu. Elle a dit aux trois hommes qu’elle ne leur ferait rien payer, qu’elle voulait recommencer ce qu’ils avaient fait l’après-midi passée par pur plaisir. Ils montent dans la chambre et en ouvrant la porte ils découvrent Juan Carlos et Adrian. Elle leur dit que ce sont des amis, ils ne participeront pas à leur relation sexuelle, ils sont là pour regarder. Les hommes sont mal à l’aise et refusent de faire quoi que ce soit. Juan Carlos se présente et leur dit que c’est lui qui paiera pour voir la petite fête. Les autres ne répondent rien et Juan Carlos augmente la somme jusqu’à ce qu’ils acceptent. Ils pourront ensuite jouer cet argent au casino, plaisante-t-il. Ils rient. Les trois se déshabillent et commencent une orgie avec Ana Maria. Elle est rayonnante. Ils l’embrassent d’abord, puis ils la possèdent de différentes manières. L’un jouit dans ses seins, un autre dans sa bouche.
Juan Carlos et Adrian regardent. Juan Carlos est fasciné, il est très excité et il dit à Adrian qu’il a envie de le pénétrer. Adrian refuse, il a toujours été actif dans leur relation. Juan Carlos lui dit que s’il ne lui offre pas d’argent à ce moment-même, c’est pour ne pas l’offenser, mais qu’il a un petit terrain qu’il pensait lui donner. Adrian accepte. Ils se déshabillent, vont sur un lit et Juan Carlos le pénètre, pendant que les hommes font l’amour à Ana Maria. Adrian crie de plaisir et Ana Maria aussi. Leurs regards se croisent. La scène est belle, le plaisir intense. Ils atteignent finalement l’orgasme qui les laisse heureux, étendus dans les deux lits. Un des hommes dit qu’il a un petit quelque chose de spécial et sort un sachet de cocaïne. Il la dispose sur un livre, dessine des lignes avec une carte de crédit, utilise un billet roulé comme paille pour aspirer et la passe aux autres. Ana Maria aspire deux traits, elle est très fatiguée. Elle a travaillé ardemment tous ces jours pour donner du plaisir aux autres et elle en a pris aussi. On passe la coke à Adrian et Juan Carlos. Adrian prend une ligne et Juan Carlos hésite. Il dit que ça fait longtemps qu’il ne s’est pas drogué. Il a eu des périodes difficiles dans le passé. Un homme lui dit d’avoir confiance, c’est juste pour sacrer ce moment très spécial. Juan Carlos aspire la coke et tous se détendent, en silence. Puis ils trinquent avec du champagne, s’embrassent et se disent adieu.
A leur retour à Buenos Aires, leur relation évolue. Juan Carlos, pour rire, les appelle ses « enfants ». Ce sont deux jeunes gens uniques. Il a tout vécu, il est déjà près de la vieillesse, même si on ne dirait pas et qu’il fait tout son possible pour le cacher. Ils retournent à leurs occupations. Adrian sort se promener avec Ana Maria, ils font l’amour, cependant leur relation n’est pas aussi bonne qu’avant. Ana Maria ne jouit plus autant avec lui. Après l’avoir vu faire l’amour avec Juan Carlos elle ne voit plus en lui un vrai homme. Fatiguée de la situation, elle commence à regarder d’autres hommes. Elle a aussi peur que son mari l’abandonne. Elle n’a pas autant d’expérience que lui et il garde la plupart de ses comptes à son nom propre.
            Deux semaines plus tard, Juan Carlos leur dit qu’il voudrait passer quelques jours avec eux en dehors de Buenos Aires. Il leur propose de louer une maison sur une île du Tigre. Ils seront loin du monde, au milieu de la nature qu’il aime. Ils pourront cultiver leur amitié, ils auront du temps pour discuter, ils emporteront des livres, dont un en particulier, qu’il voudrait partager avec eux et un peu de cocaïne et de cannabis pour ouvrir leur esprit.
La semaine suivante ils montent dans la BMW et partent pour le delta du fleuve Parana, à Tigre. Ils arrivent sur l’île par une barque qu’ils laissent amarrée au petit ponton. La maison est belle et il n’y a aucune autre construction en vue, ils sont isolés. Ils déchargent les provisions de la barque. Ils emportent de quoi préparer des repas variés et plusieurs bouteilles de bon vin. Juan Carlos a amené ses livres. Pour lui, ces jours à Tigre sont une retraite spirituelle. Ils en ont besoin. Ils font l’amour mais, surtout, ils lisent. Les soirs ils dînent, boivent du vin et ont des conversations, après manger ils écoutent de la musique et fument de l’herbe. Enfin, ils lisent.
            Les lectures se concentrent sur La philosophie dans le boudoir, le célèbre livre du Marquis de Sade, le libertin français. Juan Carlos l’a lu pour la première fois quand il était jeune et après son mariage avec Ana Maria, il est devenu son livre de chevet. Adrian ne le connait pas, Ana Maria a entendu son mari parler du Marquis, mais elle ne l’a pas lu. Pendant ces journées à Tigre, Juan Carlos lit avec eux et commente l’oeuvre du Marquis. Elle n’est pas difficile à lire. La philosophie dans le boudoir est un dialogue entre deux maîtres libertins, Dolmancé et Madame de Saint-Ange et sa jeune disciple, Eugénie. Le Chevalier, frère de Madame et Augustin, un domestique, les accompagnent. Madame de Mistival, mère d’Eugénie, arrive à la fin de l’oeuvre.
Dans le livre, les maîtres éduquent la jeune Eugénie, une vierge adolescente de quinze ans, aux plaisirs de la vie sexuelle. Les libertins organisent des orgies et se mettent en scène pour instruire la disciple. Le Marquis fait parler ses personnages pendant qu’ils participent à des scènes de sexe. Ils expliquent ce qu’ils sont en train de faire et ce qu’ils ressentent. Aussi, et c’est là le plus intéressant, le Marquis les fait réfléchir sur l’amour, la société et le libertinage. Ils se justifient et critiquent leur société, ils défendent la liberté et dénoncent les atteintes à la nature : leur société accule l’être humain, vulnérable dans ses instincts, elle les diabolise. L’être humain libre est vu comme un criminel dangereux, le Marquis en sait quelque chose, lui qui a payé son audace libertine de trente ans de prison. On l’a condamné en se fondant sur des diffamations, sans avoir réellement de preuves des délits dont on l’accusait. Dans sa vieillesse, on l’a enfermé dans un asile, comme s’il était fou. On l’a puni pour la déraison de ses ouvrages, pour la cruauté et la pornographie qu’il y déployait. Y a-t-il un autre écrivain qui ait souffert de cette manière pour essayer d’être libre, de vivre naturellement sa sexualité et d’exprimer ses instincts dans toute leur cruauté ? Juan Carlos l’admire parce qu’il a été un libertin courageux qui a refusé de se taire, a lutté contre tous et l’a payé, paradoxalement, en perdant sa liberté. Un libertin, un homme qui aimait la liberté, enfermé dans une prison pour des crimes qu’il n’avait sûrement pas commis.
Son crime a été sa littérature, condamnée par la morale sociale hypocrite et répressive et par l’Eglise. Au fond, insiste Juan Carlos, c’est un martyr et un saint et chaque année on devrait fêter le premier décembre comme le jour de la liberté d’expression de l’écrivain. Ce jour de l’année 2014 on a fête le bicentenaire du décès de Sade à l’asile de Charenton, où il est mort sans retrouver liberté, à soixante-quatorze ans. Ce que Juan Carlos apprécie le plus du livre, en plus des scènes érotiques, ce sont les dialogues philosophiques, les explications simples et convaincantes que Sade donne pour défendre la liberté de l’homme et célébrer sa nature, qui l’a doté d’instincts et de la capacité artistique pour en tirer du plaisir. Grâce à cette capacité esthétique, l’homme est éclairé. La société le limite et le castre, sa sexualité le libère. Se rebeller est nécessaire. La liberté sexuelle a été le symbole de cette rébellion.
Ana Maria et Adrian écoutent Juan Carlos émerveillés, comme s’il était Sade en personne. Ce sont deux jeunes gens relativement peu éduqués, ils ont survécu grâce à leur physique, leur culot et leur ruse. Ils apprécient désormais la valeur de son expérience et lui en sont reconnaissants. Juan Carlos savoure lentement les dialogues, puis il demande à Adrian de le remplacer, il voudrait avoir lui aussi le privilège d’écouter le Marquis. Adrian est un bon lecteur d’une belle voix. Il propose à Ana Maria de participer et alors qu’Adrian lit les personnages masculins et Ana Maria les personnages féminins, le dialogue du Marquis prend vie. Quand ils arrivent aux longs discours philosophiques de Dolmancé, ils demandent à Juan Carlos de les lire. Juan Carlos interrompt parfois sa lecture pour analyser les idées et reformuler les arguments du Marquis sur la société, la nature et les instincts de l’être humain. Ils aiment comment il leur explique la notion sadique de la liberté qui, pour eux, au champ d’horizon limité, est quelque chose de nouveau, très différent de ce qu’ils ont déjà entendu. Le Marquis croyait en la liberté absolue. Nous devons reconnaître nos instincts et sauter tête première dans la nature humaine pour faire l’expérience de l’extase, mêlé à la terreur et à la cruauté, contre soi-même et contre les autres. « Sadisme » et « masochisme » s’unissent dans les scènes du Marquis. La parole philosophique retrouve son éclat, pour éclairer l’homme dans un moment d’obscurité.
            Ils sont heureux, ils ont énormément appris et Juan Carlos se sent justifié. Il croit réellement leur donner quelque chose, probablement une leçon de vie. Il lui arrive aussi quelque chose de spécial : il a une force spirituelle nouvelle. À son âge, les ardeurs de la chair ne sont plus aussi importantes que la parole sacrée, qui sauve l’homme de sa misère humaine. Par moments il a peur de la mort et se réjouit d’être en compagnie de ces deux jeunes gens. Il sait qu’ils l’aiment, à leur façon.
            Adrian observe qu’il s’est souvent senti mal à l’aise avec la vie qu’il mène et que, grâce au Marquis, il a compris qu’il ne fait rien de mal : il aime le plaisir. Ils souffrent de la cruauté de ceux qui les jugent et les méprisent pour ne pas se soumettre à leurs lois mesquines. On n’admet pas leur liberté individuelle, la société est misérable, tyrannique et veut seulement faire de l’être humain son esclave.
Ana Maria dit qu’ils ne sont pas comme tout le monde, ils sont libertins. Une force les pousse à agir comme ils le font: la recherche du plaisir sans peur, sans compromis.
Les trois sont rentrés ressourcés à Buenos Aires. Le « retrait spirituel », comme l’appelle Juan Carlos, a agi sur eux et les a profondément transformés.
Juan Carlos est retourné à son entreprise. Il commence à comprendre que les années ont passé et qu’il s’est lassé de son travail. Il déteste la routine, bien que ses employés fassent la majeure partie des tâches, c’est à lui de trancher et prendre les décisions importantes, traiter avec les banques, investir habilement le capital. Il se rend compte que sa fortune a augmenté régulièrement au fil des ans et qu’il serait peut-être temps de vendre son entreprise immobilière, investir l’argent à l’étranger, faire fructifier son capital et vivre de ses rentes.
Quelques semaines plus tard, Adrian a un problème sérieux: il est arrêté. Dans un bar de nuit homosexuel, il a proposé à un policier en civil d’avoir une relation sexuelle en échange d’argent. Apparemment, pendant son temps libre il faisait taxi-boy. Juan Carlos va au commissariat, où le commissaire lui dit qu´il a été mis en examen et que la situation est compliquée. Juan Carlos qui connait le commissaire dit qu’Adrian est un peu écervelé mais que c’est un bon gars, c’est son chauffeur, il fera en sorte que ça ne se reproduise plus. Finalement, celui-ci comprend, accepte la quantité que propose Juan Carlos en pot-de-vin et on retire les charges. Il revient chez lui avec Adrian, lui dit se tenir à carreaux, de ne pas se mettre dans de mauvais draps et que s’il a besoin d’argent il n’a qu’à lui demander. Il lui propose de quitter la pension où il vit et de se louer son appartement, il l’aidera. Il a besoin d’être indépendant et penser à son avenir. C’est un jeune homme intelligent et il voudrait lui venir en aide. Adrian le remercie, il l’écoutera. Juan Carlos est comme un père pour lui. Il n’a pas connu le sien, sa mère l’a élevé et la salle de sport a été sa maison et sa famille de substitution. Mais on ne peut dominer le monde avec les muscles, il doit préparer son avenir.
Ana Maria aussi a changé. La situation avec son époux l’exaspère, elle ne le supporte plus, il la fatigue, elle ne veut plus faire l’amour avec lui: c’est un vieux. Et elle n’aime plus coucher avec Adrian, malgré ses muscles, elle voit en lui une féminité. Ana Maria a recommencé à sortir seule dans les bars, comme avant sa rencontre avec Adrian. Elle a appelé Marita, qui vit toujours avec le banquier à San Isidro, mais n’a pas perdu son habitude de draguer dans les bars. Elles se retrouvent aux comptoirs de Las Cañitas, un quartier où vont les riches. Marita croise un jour un ami qu’elle lui présente, un quarantaine, plein aux as d’après Marita. L’attirance entre Ana Maria et lui est immédiate. Ils commencent à se voir tous les jours dans son appartement à Recoleta. Martin l’admire, c’est la plus belle femme qu’il n’ait jamais vue. Son corps, ses formes, sa peau, son pubis, ses seins sont parfaits, elle est sensuelle, son regard le captive. Elle est faite pour l’amour. Il ne reste plus de femmes comme ça à Buenos Aires. Elle est passionnée, sa sexualité est débordante. Ils se retrouvent toutes les après-midis et restent ensemble jusqu’à minuit. Ils boivent du champagne, aspirent de temps en temps un rail de cocaïne et font l’amour sans s’arrêter, comme des athlètes du sexe. Juan Carlos remarque immédiatement ses retards. Il voit aussi qu’elle ne veut plus coucher avec lui, elle l’évite. Le weekend, elle dit qu’elle va chez sa mère à Moron. Juan Carlos comprend qu’elle sort avec quelqu’un et il a vu juste: elle passe le weekend à Montevideo avec Martin. 
Martin tombe éperdument amoureux d’elle et lui demande de quitter son mari. Ana Maria ne sait pas quoi faire. Martin est riche, il a une société financière, le business idéal, ses investissements se multiplient constamment. Il a des contacts dans la politique qui lui font confiance. Il connait aussi des gens dans le monde de la drogue qui ont besoin de blanchir leur capital. Un excellent business. Il est veuf, sa femme est morte dans un accident de voiture, il n’a pas eu d’enfants.
Ana Maria ressent soudain le besoin de fonder une famille. Martin est attentionné, il lui confie qu’il aime les enfants. Il veut se marier, il ne peut plus attendre. Ils vont jusqu’à fixer la date du mariage, qui aura lieu dans un country de Pilar et ils iront à Hawaii en lune de miel. Ils sont allés acheter ensemble les anneaux, elle a choisi un anneau en platine avec un énorme diamant et un diadème de saphirs avec un diamant au centre. Il ressemble au drapeau argentin. Mais avant poursuivre les préparatifs, elle doit parler à Juan Carlos et elle ne sait pas s’y prendre. Il s’en doute probablement mais Juan Carlos est très amoureux d’elle, ça va le détruire. Finalement, elle a pris son courage à deux mains et lui a tout avoué. Les yeux de Juan Carlos se sont remplis de larmes, il s’est mis à ses pieds, l’a suppliée de ne pas le quitter. Il lui a dit qu’il se tuerait. Ana Maria a souffert aussi. Elle l’aime à sa façon, elle ne voulait pas lui faire du mal. Elle n’a jamais été vraiment amoureuse de lui, comme elle n’est pas entièrement amoureuse de Martin. Ce n’est pas bon pour une femme d’être folle amoureuse, elle doit penser à ses intérêts. Elle est née pauvre, Martin lui offre tout ce qu’elle veut et dont elle a besoin. L’important est que l’homme soit amoureux et qu’il lui serve tout sur un plateau d’argent. Comme dit Marita, avec sa sagesse picaresque : « Ce sont eux qui doivent bander, on peut faire l’étoile de mer ».
Juan Carlos comprend qu’il devra se faire une raison, il va s’en remettre, rencontrer une autre femme. Ils règlent le divorce, elle lui demande seulement ce qui lui revient, ils ont été mariés pendant six ans. Martin est riche. Juan Carlos lui dit de partir avec la BMW, c’est sa voiture, il veut que personne d’autre ne l’ait. Ils se mettent d’accord sur le pourcentage du capital acquis ces dernières années qu’il lui versera. Juan Carlos a pleuré une dernière fois devant elle et ils ont divorcé.
Adrian est le seul qui comprend la situation dans laquelle il se trouve et il essaie de l’aider. Juan Carlos se rend compte qu’Adrian l’apprécie. C’est un homme attentionné, il cherche à faire l’amour avec lui, mais Juan Carlos le repousse: il ne ressent de plus pour Adrian qu’une simple amitié, leur relation a fait partie du jeu entre les trois. Juan Carlos l’avait embauché pour distraire sa femme et l’éloigner du danger des bars et des amants potentiels. 
Adrian a changé, il raconte à Juan Carlos que les hommes l’intéressent plus que les femmes, qu’il se sent mieux avec eux. Il cherche un couple stable, un homme un peu plus âgé que lui, qui l’aimerait et le comprendrait. Il se rend bien compte que Juan Carlos n’est pas disponible, qu’il voit leur jeu comme une aventure et qu’il ne peut pas s’engager sérieusement.
Juan Carlos est entré dans une phase dépressive qu’il ne sait contrôler. Après les aveux d’Ana Marie et l’accord du divorce, il s’est absenté du bureau pendant des semaines. Il a commencé à appeler des filles d’une agence de mannequins au service de businessmen VIP pour qu’on lui en envoie. Arrivent chez lui des filles canons et un lot de mignonnes. Sélectionnées avec soin. Il fait l’amour avec elles. Il demande à une étudiante en droit, qui gagne sa vie avec ce travail, de revenir. Mais il sent un grand vide. Pendant qu’il fait l’amour avec les mannequins, l’image d’Ana Maria apparait, son corps sculptural, parfait. Il ne peut jouir s’il ne pense pas à elle. Il remplace l’image de la fille avec laquelle il couche par celle d’Ana Maria. Quand il ouvre les yeux, il se voit dans ses bras une déesse, qui n’est pour lui qu’une poupée. Il ne sait pas comment faire pour s’en remettre.
Il a décidé de vendre son entreprise. Il a appelé son comptable pour l’informer de sa décision. Le fond de commerce de l’entreprise immobilière a une bonne valeur grâce à son bon fonctionnement sur le marché pendant plus de vingt ans. Il a des actifs importants. Son comptable lui a conseillé d’inclure dans l’opération une partie des biens immobiliers et d’en garder vingt pour cent comme revenus rentiers. Ils ont calculé le capital commercial de l’entreprise. Une partie est dans des banques aux Bahamas, bien à l’abri, et il ne paie pas d’impôts dessus. Le reste se trouve sous forme de biens immobiliers répartis dans Buenos Aires et sa province. Son comptable lui a conseillé de transférer l’argent dans une banque aux Etats-Unis quand la vente sera faite. En Argentine, il est toujours important d’avoir des dollars. Si les choses tournent mal, il pourra aller vivre à Miami, le refuge des riches d’Amérique latine. Il pourrait y acheter un appartement et en faire sa résidence principale pour réaliser ses opérations de manière régulière et justifier les dépôts de fonds. Tout va bien se passer, il a toujours eu de la chance. Ça prendra un certain temps de trouver un acheteur. Il a mis quelqu’un à la gestion et lui a demandé de ne l’appeler uniquement si c’est indispensable puis il a décidé de ne plus aller au travail.
Ana Maria lui manque encore. Quand elle est partie, elle a oublié des vêtements dans son placard et de temps en temps il les sort, les reniflent, les embrasses. L’image d’Ana Maria s’est installée dans son esprit, elle l’obsède. Il ne supporte plus Adrian mais il ne veut pas l’abandonner à son sort, il se sent responsable de lui. Adrian vient toutes les après-midis chez lui pour lui tenir compagnie. Juan Carlos lui dit qu’il voudrait l’aider et lui demande s’il voudrait monter un commerce. Adrian répond qu’il a toujours rêvé d’ouvrir un bar et maintenant qu’il connaît la movida homosexuelle de Buenos Aires, il pourrait monter un bar gay. Juan Carlos veut le voir heureux: il lui prêtera l’argent. Il peut chercher un local. Puis il ajoute qu’il n’a plus besoin de ses services, ce n’est pas nécessaire qu’il vienne les après-midis. S’il a besoin de lui, il l’appellera.
Il reste complètement seul, sa dépression augmente. L’employée qui vient faire le ménage trois fois par semaine le retrouve malpropre, pas rasé et souvent malodorant. Il y a partout des restes de nourriture du restaurant voisin d’où il se fait livrer chaque jour. Elle a lui proposé de passer tous les jours mais il a répondu que ce n’est plus la peine. Il a commencé à boire, d’abord du vin français, ensuite du whisky. Il se sent mal. Il a appelé Adrian pour qu’il lui trouve de la drogue, celui-ci lui a ramené de la coke et de l’herbe. Puis il l’a prévenu qu’il ne lui apporterait plus de cocaïne, c’est pour son bien, il ne veut pas qu’il tombe dedans. Juan Carlos lui a donné raison, il ne veut pas devenir accro. Ils ont décidé qu’il en prendra encore pendant quelques semaines, pour ne pas arrêter brutalement. Il se sent très mal. Il n’arrive pas à oublier Ana Maria, son souvenir le torture.
Il s’est réfugié dans la lecture, il a pensé que ça pourrait l’aider. Il a relu Cicatrices de Saer et Le tunnel de Sabato. Saer sait interpréter les situations les plus extrêmes et Sabato a compris l’angoisse de l’homme. Il a relu Camus, Voltaire dont il apprécie l’humour. Il en venu à ne plus supporter sa dépression, il veut en sortir.
Quand il était jeune, il écrivait de la poésie. Il s’est dit que, peut-être, s’il se remettait à écrire, ça l’aiderait. L’écriture est une forme de catharsis. Il a écrit des poèmes et s’en senti beaucoup mieux. Il boit moins, il évite de se droguer. Il remarque que l’écriture est la meilleure drogue. Il regarde des films sur son ordinateur, il a décidé de voir tous ces Rohmer. « Le rayon vert » l’a passionné. Rohmer est un moraliste et un philosophe, cette combinaison le séduit. Rohmer a compris les limites spirituelles et la fragilité mentale de l’être humain.
Il a parfois l’impression de frôler la crise de nerfs. Il sait qu’il a besoin de soutien psychologique, mais il ne s’y résout pas. Il a fait dix ans de psychanalyse quand il était jeune et il ne veut pas souffrir à nouveau. Il voudrait juste être bien, retrouver la joie de vivre et le bonheur qu’il sentait quand il était avec Ana Maria. Elle était toute sa vie. Pourquoi est-ce qu’il l’a laissée partir ? Il aurait peut-être pu la retenir. Il se dit qu’il a fait ce qu’il a pu. Il lui amené Adrian pour la garder près de lui et qu’elle ne l’abandonne pas. Mais elle a fini par le quitter. Ni Adrian ni la femme de ménage peuvent faire quelque chose pour lui. Ni un psychologue, probablement.
Il a peur de perdre la tête. Il a décidé d’écrire une pièce de théâtre pour exorciser ce mauvais sort. Il l’a appelée « La philosophie dans le boudoir », comme le dialogue érotico-philosophique de Sade. Dans la pièce il raconte son histoire avec sa femme et Adrian. Au début ils sont heureux, Adrian semble être le remède idéal à l’ennui de sa femme. Ils vont au casino, elle organise des orgies, se prostitue pour s’amuser. Finalement ils s’enferment dans une maison pour lire La philosophie dans le boudoir. Cette lecture les éclaire, les élève, ils comprennent l’importance de la liberté absolue de l’Homme. Ils refusent la culpabilité, accusent la société de castrer l’individu. Dans la pièce Adrian convainc Ana Maria qu’elle vit avec un vieux qui n’a pas d’avenir. Ils décident de le voler et de s’échapper ensemble. Quand le vieux, c’est-à-dire lui, se retrouve abandonné, il tombe en dépression. Il ne supporte plus la situation, il prend une dose de barbituriques pour se suicider.
Il s’est rendu compte que cette fin pourrait bien être la sienne s’il ne guérissait pas. Il n’avait pas de pensées suicidaires, mais a eu peur de tomber dedans. Il ne supportait plus la souffrance, il allait mal, il a pris la décision d’aller parler à un psychiatre. Il lui a expliqué tout ce qui s’est passé, le psychiatre, un éminent médecin, a jugé bon de l’interner dans une clinique. Il lui a dit que c’était temporaire. Il l’a mis sous médication, Juan Carlos prend des antidépresseurs. Tous les après-midis il reçoit la visite d’un psychologue qui lui parle et lui pose des questions sur sa vie. Le psychiatre vient une fois par semaine, il l’examine et lui fait compléter des tests. Il lui dit qu’il ne présente pas de signes de démence, il est en voie de guérison.
Il a sa propre chambre dans la clinique. Elle est confortable, personne ne le dérange. La clinique se situe dans un ancien hôtel particulier, la villa possède un beau jardin arboré où les patients peuvent se promener. Il a apporté plusieurs de ses livres et lit toute la journée. Il a aussi un ordinateur, il surfe sur Internet, lit les journaux. Il téléphone parfois à Ana Maria, mais elle ne répond pas. Il pense toujours à elle, désormais sans espoir de la revoir.
Il écrit de la poésie. Dans ses poèmes l’image de Dieu apparait fréquemment. Il traverse une phase mystique. Quelque chose manque dans sa vie, pas seulement Ana Maria. La littérature qu’il lit est le fruit d’écrivains professionnels qui n’ont pas l’air d’avoir de véritables convictions. Il a besoin d’autre chose, trouver un sens transcendant. Il est arrivé à cette conclusion après avoir fait un rêve. Ce rêve est devenu récurrent et s’est transformé en cauchemar. Dans celui-ci, un homme vêtu de blanc marche dans le désert. Il regarde autour de lui et ignore où il est, il s’est perdu. Il se jette dans le sable et s’abandonne, sans volonté. La mort s’approche, il appelle Dieu, qui ne vient pas. C’est à ce moment qu’il se réveille, terrorisé.
Il comprend qu’il a besoin de se rapprocher de Dieu pour ne pas être seul, comme le personnage de son rêve, au moment de mourir et pour donner un sens à sa vie. C’est un vieil homme, il a connu l’amour, l’érotisme, la décadence. Il a connu le pouvoir que donne l’argent. Il a acheté tout ce qu’il voulait: les choses, les gens. Mais maintenant qu’il arrive à la dernière étape de son existence, il est seul. Il se trouve lâche, d’avoir peur après avoir profité de la vie. Il a besoin de Dieu, il se demande qui est Dieu et en conclu qu’il est une spiritualité plus grande. La poésie ne peut l’atteindre: il a besoin de prier, méditer, il a besoin d’un guide spirituel.
Il parle à son médecin, lui dit qu’il va mieux, qu’il se sent bien ici à la clinique. Il n’a plus besoin de sortir, cette chambre le protège, mais il voudrait partir dans un endroit où il aurait un guide spirituel.
Il étudie les possibilités pour aller vivre dans un couvent, se renseigne sur les différents ordres de Buenos Aires. Un couvent de dominicains dans le centre-ville semble lui convenir idéalement. Il va parler au directeur, il apprécie le lieu, il visite les cellules. Les téléphones et les ordinateurs sont interdits, mais on peut y apporter des livres et de quoi écrire. Pour le convaincre de sa sincérité, il montre sa poésie au directeur. C’est une poésie mystique, qui réclame la présence de Dieu. Le père est ému à sa lecture, il lui dit qu’il va demander au chef de l’ordre la permission pour qu’il vive un temps avec eux, bien qu’il soit laïc. Il le présente à la communauté des frères. Juan Carlos dit au directeur qu’il est riche et qu’il ne veut pas être une charge pour le couvent. Il donnera à l’institution une généreuse contribution, il a d’ailleurs pensé donner une partie de son argent à l’ordre. Les yeux du frère se sont mis à briller, mais il a dit que l’argent n’est pas tout dans la vie. La vérité est en Dieu. Juan Carlos a répondu qu’il était d’accord, il est lui aussi arrivé à cette conclusion et c’est pour cela qu’il est ici.
Juan Carlos est allé vivre au couvent. Il s’est installé dans une cellule. Il a apporté une bonne quantité de livres et ses cahiers. Il est prêt à chercher ce qui lui manque. Le secret est dans le coeur de l’homme, se répète-t-il. Le coeur de l’homme est la terre de personne, il n’a pas de propriétaire. Il veut se conquérir. Découvrir la divinité en lui et dans le monde. Il se rend compte qu’il a trouvé sa place et qu’il pourrait y être heureux.

                                                                                    Traduction de Charlotte Coing


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