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jueves, 16 de julio de 2015

Le peintre du Dock Sud


                                                                               De Alberto Julián Pérez ©

Carlitos Ballestrini vivait dans une pension misérable à l’angle d’Espejo et de Las Heras, sur le Dock Sud. Il allait à l’école primaire « Jacobo Thomson », sur Valle et Montaña. Les après-midi, après les cours, il sortait se promener sur l’île Maciel. Il longeait le Riachuelo par l’avenue Carlos Pellegrini. Les hangars et les usines captaient son attention. Il s’arrêtait pour admirer le vieux pont transbordeur, avec ses lignes fines et stylisées, qui se levait à côté du pont Avellaneda, plus moderne et lourd.
Quand il avait quelques pièces de monnaie il traversait vers La Boca dans le canot qui partait sous le pont abandonné. À douze ans, il entra par curiosité dans le musée de Quinquela Martin. Il vit les grands tableaux du maître: les bateaux amarrés dans le vieux port, le navire incendié, les dockers marchant sur les planches, les sacs sur l’épaule, le flux miroitant des eaux contre l’arrière-plan fumeux des usines de l’île Maciel. Cette expérience changea son idée de la réalité. Il pensait qu’il vivait dans un monde fixe, limité, une sorte de prison sans issue, et en voyant les peintures de Quinquela il comprit que le monde était mobile, fuyant, instable. Soudain il eut l’intuition du temps, qui fait, défait et transforme les objets, forme et altère les couleurs, estompe les sujets dans le paysage, libère le Je et le délaie dans l’œuvre d’art. Il sentit qu’il était possible de vivre à l’intérieur d’un espace imaginaire qui se renouvelle constamment. Il comprit qu’il allait être artiste. La réalité se soutenait dans l’espace par ses quatre côtés comme se soutient dans le ciel un navire volant, et il pourrait la changer à son gré, avec l’habileté d’un prestidigitateur.
            Il rentra à la pension. Sa mère gardait dans un tiroir une rame de papier. Il en tira plusieurs feuilles. Il prit un crayon et laissa sa main glisser sur le papier, dans un élan soudain d’inspiration. Il dessina des formes, des lignes, il goûta le plaisir de voir apparaître devant ses yeux ce qu’il avait auparavant entrevu dans son imagination. Il avait trouvé quelque chose de nouveau à explorer. Il aimait apprendre. Au bout d’un moment il se leva et rangea le tout. Sa mère, Mariela, serait bientôt là.
Mariela était jeune, elle n’avait que trente ans. Le père de Carlitos les avait abandonnés deux ans auparavant. Elle travaillait en tant qu’ouvrière dans une usine de plastique. Son petit ami était sous-officier à la préfecture navale. Son fils l’appelait le « marin ». Parfois son amant restait dormir avec eux à la pension. La pièce était grande et pourvue des meubles indispensables : un lit double pour la mère et un lit simple pour Carlitos, une grande table rectangulaire sur laquelle ils mangeaient et Carlitos faisait les devoirs pour l’école, une armoire où la mère mettait les sacs et les boîtes de conserve et son fils ses livres et ses cahiers, une penderie où était rangés les vêtements qu’ils avaient et les vieux journaux que Carlitos collectionnait.
Juan Carlos, le marin, était sympathique et il lui achetait des caramels et des chocolats pour lui plaire. L’enfant n’aimait pas qu’il reste la nuit, parce qu’ils faisaient l’amour. Les bruits du sommier le gênaient, et les soupirs qu’ils ne pouvaient contenir et l’empêchaient de dormir. Et la situation l’excitait, et bien des fois il se masturbait pendant qu’ils avaient des relations. Le jour suivant il se sentait honteux et il n’osait pas regarder sa mère dans les yeux.
Ses dessins s’accumulèrent progressivement dans une pochette d’école. Il dessinait des scènes de la pension, des portraits de ses voisins, des scènes des bords du Riachuelo, le profil de La Boca vue depuis le « Doque », le pont transbordeur. Sa mère lui demanda pourquoi il dessinait autant, et il lui dit qu’il pensait vendre bientôt ses dessins à la Vuelta de Rocha, au marché d’artisanat. L’idée ne parut pas mauvaise à sa mère, même si elle doutait qu’on les lui achèterait. Ce weekend-là Carlitos sélectionna trente dessins, il les mit dans sa pochette, traversa le Riachuelo dans le canot et fut à Caminito. Il venait à peine d’arriver et d’essayer de montrer ses dessins qu’un monsieur d’une trentaine d’années s’approcha de lui et lui dit que les étals étaient tous occupés, et de ne pas faire le malin. Ici il ne pouvait pas vendre. S’il ne mettait pas les bouts, il allait prendre. Carlitos n’avait pas peur des raclées. Au « Doque », les garçons le frappaient souvent parce qu’il n’aimait pas jouer au football, et les voisins de la pension le frappaient quand ils le voyaient distrait, ou le trouvaient en train de faire les devoirs de l’école. Ça les mettait en rogne qu’il étudie, ils disaient qu’il se croyait mieux que les autres. Mais pour le moment il avait besoin de trouver un endroit pour vendre ses dessins, et si ici ce n’était pas possible, ce n’était pas possible.
            Il parcourut la Vuelta de Rocha. Il y avait des étals de musique, de vêtements, de nourriture, d’artisanat de La Boca, de tableaux. Les vendeurs montaient les tréteaux et plaçaient leurs écriteaux pour attirer les visiteurs et les touristes qui pullulaient dans la zone. Il se découragea. Il se rendit compte qu’à l’instant où il exposerait ses dessins, on viendrait le chasser. Finalement, il s’installa dans un marché d’aliments aménagé dans un hangar, sur Pedro de Mendoza. Il y avait un primeur, un charcutier, un épicier. Il s’assit à côté de l’épicerie, et quand un client arrivait, il ouvrait sa pochette et lui montrait un dessin. À la fin de l’après-midi il avait vendu trois transbordeurs et deux profils de La Boca vue depuis le « Doque », et il avait gagné quinze pesos. Par ailleurs, l’épicier eut de la peine pour lui, il lui demanda s’il avait faim, il lui prépara un sandwich de fromage et de pâte de coing, et lui donna une cannette de Coca Cola. Le dessin qu’on remarqua le plus fut celui du profil de La Boca depuis le Dock Sud. Les habitants de La Boca ne traversaient que rarement vers le Dock, ils ne voyaient pas leur propre image. Son dessin offrait une perspective surprenante. On apprécia également beaucoup son dessin de l’édifice où avait vécu et travaillé le peintre Quinquela Martin. C’était un musée et une école. On aurait dit un bateau. Les clients du marché n’avaient pas observé attentivement sa forme, que son dessin révélait.
Pendant la semaine, il alla avec sa pochette à dessin au bord du Riachuelo, au Dock, et il se mit à dessiner La Boca. Il étudia avec soin les dénivellations et les couleurs. Imitant Quinquela, il commença à diviser les volumes et il les inclina sur la surface. Ce weekend-là, il traversa sur le canot et retourna au marché. Il vendit dix profils de La Boca et gagna quarante pesos. Et surtout, un monsieur qui regardait ses dessins entama une discussion avec lui. Il lui dit qu’il était peintre et donnait des leçons. Il lui assura qu’il avait du talent, mais qu’il avait encore beaucoup à apprendre. Il l’invita à venir connaître son atelier. Carlitos lui expliqua qu’il n’avait pas d’argent pour prendre des cours. L’homme, Veronico del Bosque, lui dit qu’il paierait quand il pourrait.
À partir de là, tous les mardis et jeudis après-midi, après l’école, il traversait en direction de La Boca et allait étudier avec le maître, qui vivait dans une vieille maison à l’angle de Suarez et Martin Rodriguez, où il louait deux pièces, l’une pour y vivre et l’autre pour son atelier et son école.
Carlitos devint rapidement son élève préféré. Le maître lui proposa de changer de nom, ou de chercher un nom artistique, parce que le nom de Carlitos à Buenos Aires était déjà pris. Si quelqu’un disait Carlitos, on pensait à Gardel. C’était comme le maillot 10. Finalement, il choisit de s’appeler Martin, en hommage à Quinquela. Il modifia aussi son nom de famille: au lieu de Ballestrini, Balestra, plus argentin. La Boca avait eu suffisamment de peintres italiens, on avait besoin de peintres nationaux. Par ailleurs, la plupart des italiens étaient partis de La Boca et du Dock, ils vivaient tous à Palermo. La Boca et le Dock étaient la terre des basanés de l’intérieur du pays, des boliviens, paraguayens, chinois. C’était une nouvelle Boca et un nouveau Dock.
Deux années passèrent et l’art de Martin évolua considérablement. Veronico lui donnait, en plus du dessin, des leçons de peinture. Il lui acheta une boîte d’aquarelles. Martin avait un grand talent pour manier les couleurs. Ils décidèrent d’aller peindre un jour par semaine le stade de football de Boca. Ils représentaient l’extérieur de la Bombonera depuis divers angles. Les weekends, Martin retournait au marché pour vendre ses dessins. Quand il y avait un match, il vendait ses aquarelles de la Bombonera. Un jour, un touriste américain lui donna dix dollars pour l’une d’elles. Il se sentit riche et chanceux.
Mariela, sa mère, était fière de son fils Carlitos (elle refusa de l’appeler Martin). Le marin, qui était marié, avait laissé sa femme et il était venu vivre avec elle. Les dimanches, Carlitos donnait à sa mère presque tout l’argent qu’il gagnait. Il gardait pour lui juste une partie, pour la traversée à la Boca, pour acheter les outils de dessin et son goûter. Quand il fêta ses quinze ans, sa mère lui dit qu’il allait avoir un petit frère. Martin avait déjà pensé arrêter l’école. Il était en troisième et il avait l’impression d’apprendre peu. Sa vraie école, c’était les leçons de Veronico, le peintre. Il en parla à son maître, qui lui proposa de venir s’installer dans son logement. Ces derniers temps il avait une pièce de libre. Il lui dit qu’il lui prêterait l’argent pour le loyer, et que celui-ci le paierait avec l’argent des dessins qu’il vendait au marché (là-bas, son étal était déjà bien connu, on l’appelait « le peintre du marché »). En outre, il pourrait l’aider à donner les leçons de dessin aux nouveaux élèves. Martin était un très bon dessinateur. Son usage de la couleur n’était pas encore parfait, mais il avait fait des progrès remarquables. Il accepta. Sa mère approuva sa décision, elle aussi voulait faire des changements dans sa vie. Son fils serait bien dans la Capitale, et pour lui rendre visite il n’y avait qu’à traverser le Riachuelo.
            Martin ajouta à sa production des scènes du marché où il vendait ses travaux. Il dessinait et peignait des aquarelles de La Boca, de la Bombonera et du marché. Puis il eut une idée intéressante. Il commença à peindre des thèmes du Dock Sud : les rues internes, les bicoques en tôle, la sortie vers le Pont Avellaneda, les tours du Pôle Pétrochimique. Il inclut des scènes quotidiennes de Villa Inflamable, la favela établie à côté des réservoirs de combustible. Martin avait longtemps arpenté les rues du Dock, mais il vivait maintenant dans La Boca, et il ne sortit pas peindre à l’air libre, comme auparavant. Il peignait dans sa chambre, de mémoire. Les images se déformèrent et se stylisèrent. Ses interprétations prirent des aspects oniriques. Il travaillait avec des pinceaux très fins et des couleurs qu’il préparait lui-même. Bien des fois, il terminait les tableaux en superposant des figures humaines, véritables miniatures, dessinées à la plume et à l’encre de chine, sur les volumes de couleur. Il était à la recherche de son propre langage, son style.
Veronico, son maître, avait dans son étude une encyclopédie universelle, illustrée, de la peinture, qui était sortie en fascicules vendus dans les kiosques à journaux, et qu’il avait fait relier. Elle comprenait dix tomes. Martin aimait bien regarder les reproductions des œuvres célèbres et lire les explications. Veronico lui parlait de peinture et d’art en général.  Il s’était formé à Rosario avec Antonio Berni. Une fois il l’emmena au Musée d’Art Latino-américain de Buenos Aires voir une rétrospective de Berni qui le fascina. Martin, malgré sa jeunesse (ce n’était qu’un adolescent), été doté d’une grande sensibilité sociale. La pauvreté surtout, dans laquelle il était né, le faisait souffrir, et il l’observait sans relâche autour de lui.
Quand il avait seize ans, son maître loua une pièce dans une pension recyclée près de Caminito pour faire une exposition avec ses meilleurs élèves et disciples. Trois jeunes participèrent. Martin accrocha dix de ses aquarelles. Le hasard fit que le deuxième jour de l’exposition, le critique d’art du journal Clarin, Eduardo Carlucci, fut à Caminito. La Fondation Proa faisait un vernissage qu’il vint couvrir. Quand il eut fini, il sortit faire un tour dans le quartier, toujours bondé de visiteurs et de touristes, et il entra par hasard dans la pension réaménagée, tape-à-l’œil et colorée, où Veronico avait son exposition.
En voyant les tableaux de Martin, il ne put retenir une exclamation d’admiration. Il s’immobilisa devant « Villa inflamable ». Au centre du tableau, au premier plan, on voyait le visage d’un garçon de dix ans avec de grands yeux noirs (c’était la figure de Martin, qui avait fait son autoportrait). Derrière l’enfant, au fond, on apercevait plusieurs bicoques de la favela. Martin avait dessiné une miniature dans le centre des yeux. C’était un couple de touristes américains examinant le tableau. Le spectateur insolent se reflétait dans le regard désespéré du garçonnet. Le lendemain, il publia un article spécial dans Clarin sur le tableau qu’il avait pris en photo. Il l’intitula « Un artiste de la faim ».
Martin n’avait que seize ans et une carrière de peintre prometteuse. C’était un bon début. Durant le reste de l’année, sur les conseils de Veronico, il se consacra à la peinture pour monter sa première exposition personnelle. Le critique d’art de Clarin, Eduardo Carlucci, revint lui rendre visite. Il parla un moment avec lui, il l’interrogea sur sa vie, sa formation. Il n’avait apparemment guère de respect pour son maître Veronico. Il lui conseilla d’essayer d’intégrer une école d’art de la ville, la plus appropriée à son niveau serait l’École Supérieure des Beaux-Arts. Il avait besoin d’une formation. S’il présentait un bon portfolio, il serait admis. Il était lui-même prêt à lui écrire une lettre de recommandation.
            Carlitos le raconta à son maître, qui lui dit que ce critique-là était un type envieux et mauvais, la seule chose qui l’intéressait était l’argent. Il devait être à la recherche d’un nouveau peintre pour le représenter et s’enrichir. C’était ça le monde de la critique et des marchands, une saloperie.
            Martin alla voir sa mère. Elle avait eu une fille. Il lui apporta un de ses tableaux encadré. Il lui dit de le garder, qu’un jour il aurait beaucoup de valeur et qu’il lui rapporterait une belle somme. Il avait de grands projets. Il pensa que ce n’était une mauvaise idée d’aller étudier à l’Ecole d’Art. Il aimait apprendre et il en avait besoin.
            Mais le destin en avait décidé autrement. À la fin de l’année, Veronico del Bosque se sentit mal, et en janvier il fut placé à l’hôpital Argerich. On lui détecta une tumeur au cerveau. Il avait cinq-six ans et il était comme un père pour Martin. Il mourut trois mois plus tard. Martin crut que ce dénouement tragique n’aurait pas d’impact sur son art, mais il se trompait.
Martin avait un grand talent naturel, mais c’était un garçon émotionnellement fragile. On l’avait élevé dans le Dock, sa relation avec son père avait été très superficielle, ce dernier n’étant presque jamais chez lui (après son départ on sut qu’il avait une autre femme). Cet abandon fut un coup dur pour sa mère. Martin grandit dans les rues du Dock et de La Boca. Le dessin et la peinture l’avait sauvé. Veronico avait été son père spirituel, il l’avait protégé et guidé dans le monde de l’art. Il sentit un grand vide et entra dans un cycle dépressif. Il ne put en sortir. La dépression s’aggrava. La propriétaire du logement où il vivait vint le voir : il n’avait pas payé le loyer. Martin s’excusa et lui offrit un de ses tableaux. La propriétaire le refusa : elle lui dit que ça ne valait rien, il payait ou il s’en allait. Ce mois-là, il parvint à ce que sa mère lui prête l’argent pour le loyer. Au début du mois suivant, quand la propriétaire revint le faire payer, elle le trouva allongé sur le sol. Il dégageait une odeur affreuse, cela faisait plusieurs jours qu’il ne s’était pas lavé. Autour de lui, les déchets s’accumulaient.
Jetés dans un coin, contre le mur, il y avait une grande quantité de dessins et d’aquarelles. Il avait passé tout le mois à travailler sans relâche. Les tableaux représentaient des paysages expressionnistes de La Boca et du Dock Sud. Sa palette de couleurs semblait sortie des cadres de Quinquela Martin. Sur le plus grand d’entre eux, il avait peint une version du tableau « San pain ni travail », d’Ernesto de la Carcova, superposée à une image des rues du Dock Sud, vues d’en haut. C’était une création réellement originale, post-moderne, une synthèse nouvelle. Il l’intitula « Notre misère ».
D’autres peintures montraient des images terribles de figures qui se soutenaient dans les airs, ou fuyaient dans l’espace, et des images grotesques d’êtres souffrants : le Riachuelo et le Pont Transbordeur survolant l’Obélisque, avec un homme (qui était lui-même) suspendu, enchaîné au pont ; le Christ volant sur sa croix, la tête en bas, au-dessus du stade de la Boca, pendant que sur le terrain, on arrachait au couteau le cœur d’un joueur ; une fillette de cinq ans, dans une boucherie, attendant son tour pour être sacrifiée, sous le regard avide d’une dame fortunée, à l’affût de sa part. L’horreur et la solitude se fondaient avec la marginalité et la faim. Le dernier tableau saisissant traitait de Villa Inflamable. Il avait disposé une scène de bicoques de la favela sur une vision aérienne de la favela Villa 31 de Retiro, qui servait de fond de la composition. Au centre du tableau, sur la Villa Inflamable, un œil, tranché par une lame de rasoir.
            La propriétaire de la pension ne savait que faire. Martin avait un regard hébété et il ne répondait pas lorsqu’on lui parlait. Elle trouva dans un carnet un numéro de téléphone, et pensant que c’était celui d’un proche, elle appela. C’était le numéro du critique d’art de Clarin. Il arriva aussitôt. Il dit qu’il n’y avait pas de problème, il s’occuperait de tout. Il paya à la femme le mois de loyer et se mit à nettoyer la pièce. Il coucha Carlitos dans le lit. Il sortit et revint peu après avec plusieurs documents. Il avait un contrat qui stipulait que Carlos Ballestrini, alias Martin Balestra, le nommait son unique représentant, et lui cédait la totalité des droits de ses œuvres. Le peintre percevrait en échange dix pour cent du total des ventes. Il lui fit écrire son nom et signer comme il put. Ensuite il appela l’unité psychiatrique d’Argerich et expliqua la situation. Puis l’ambulance arriva et ils l’emmenèrent pour l’interner. Le critique demeura dans la pièce, pour mettre de l’ordre dans les travaux. Dans la pièce d’à-côté, qui avait été l’atelier de Veronico, il trouva plusieurs centaines de dessins et de peintures de Martin. Le jour suivant, il fit venir une camionnette et emporta tous les dessins et peintures sur lesquels il tomba. La seule chose qui resta sur place fut les vieux vêtements de Martin.
L’unité psychiatrique d’Argerich évalua soigneusement le cas. Martin venait d’avoir dix-sept ans. Il avait eu un accès de schizophrénie qui évolua en un trouble psychotique. Il fut transféré à Borda pour qu’on lui fasse plus d’examens. Puis son évaluation fut rendue. Martin était à jamais perdu. Il avait toujours ce regard égaré et passait toutes ses journées assis, immobile. Il était devenu fou. On le garda interné à Borda, avec l’intention de le transférer ensuite dans un asile, où il pourrait résider de manière permanente.
Le critique Eduardo Carlucci organisa une exposition de la peinture de Martin dans le Centre Culturel Recoleta, sous le titre « Un artiste de la faim ». Ce fut un succès et la tragique histoire du peintre adolescent excita la critique. On évoqua l’influence d’Antonio Berni, de Quinquela Martin et de l’expressionniste irlandais Francis Bacon. Carlucci fit évaluer les tableaux par un commissaire-priseur. Il considéra que le prix initial moyen pour une enchère publique devait être de dix milles dollars par peinture. Enthousiasmé, Carlucci convainquit les autorités du Musée d’Art Latino-américain de Buenos Aires de faire une rétrospective, en leur promettant d’offrir un tableau au Musée. Le Gouvernement de la Ville apporta son soutien à l’exposition. Tous les journaux se répandirent en éloges.  Plus de cent mille personnes visitèrent l’exposition pendant les quinze jours qu’elle dura.
            Carlucci prépara la mise aux enchères de trois peintures dans une vente de la Galerie Arroyo. « Notre misère » était inclue dans ces trois-là. Les participants se montrèrent enchantés. Le prix de base de chaque tableau était de dix mille dollars. Le premier fut vendu à soixante-dix mille. Le second, à cinquante. « Notre misère » fut gardée pour la fin. Cinq minutes avant le début de la vente, le Prix avait grimpé à cent mille. Carlucci était fou de joie. Quand la vente fut conclue, le tableau avait atteint les trois cent cinquante mille dollars. Un marchand local, commissionné par le Musée d’Art Moderne de New York, où le tableau irait intégrer la collection permanente, fit son acquisition. 
Carlucci arrêta de travailler pour le journal et s’établit comme marchand et représentant exclusif de l’œuvre de Martin. Le tragique de son destin et le fait qu’il lui soit impossible de continuer à peindre créèrent toute une mystique autour du peintre du Dock Sud. Le gouvernement péroniste le nomma “Artiste social” de l’année et la Maison présidentielle acquis l’un des tableaux de Villa Inflamable pour sa collection de peintures. Cette année-là, de nombreux articles sur son œuvre parurent dans des revues spécialisées.
Carlucci se présenta au Dock, chez la mère de Martin et lui dit que son fils lui avait laissé une petite fortune. En raison de son état mental, la mère gérait ses biens. L’administration du dix pour cent perçu sur la vente des tableaux lui revenait. L’année suivante Mariela put déménager dans un appartement grand, qu’elle acheta à Avellaneda.
Un jour, elle alla avec Carlucci rendre visite à Martin (ou Carlitos) à l’asile où il résidait. Ils le trouvèrent assis sur un banc du parc, à regarder le ciel. Il ne les reconnut pas. Sa mère se mit à pleurer, mais dans le même temps à remercier Dieu pour la bonne fortune de la vente des tableaux. Carlucci les photographia et ce weekend-là il fit paraître un article avec la photographie dans le supplément culturel de Clarin. Martin Balestra était entré par la grande porte dans l’histoire de la peinture argentine. Le peintre du Dock Sud avait été capable de communiquer dans son art d’une manière originale et unique, l’horreur de la misère, de l’abandon et de la solitude des pauvres dans la ville moderne.

                                                                                                  Traduction Charlotte Coing




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